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Valentina Carnelutti, un portrait par Roberto Silvestri.

(Roberto Silvestri, Lecce 1950, est un journaliste et critique de cinéma italien.)

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Valentina Carnelutti avec Roberto Silvestri.

Une performeuse rare, spéciale, « à part ». De ces actrices qui – comme Ida Lupino ou Mai Zetterling – en réécrivant et en reconstruisant un personnage avec le corps, le regard et la voix, saisissent la clé pour les capturer tous (et les libérer, et les mettre en interconnexion avec l’espace et le temps). Ainsi deviennent-elles cinéastes, autrement dit des sujets critiques dangereux, héritières de Orson Welles.

La petite fille mise à part (considérant que ses débuts sur scène sont sous la direction du père, Francesco Carnelutti, un texte de Pessoa, Mal de viver, 1989) Valentina Carnelutti est en effet une « bad girl » globale. Le personnage de Veronica Colombo, la femme politique mafieusement correcte, la porte-drapeau ambigüe du mal absolu dans Squadra Antimafia (2012-2015), série tv qui l’a révélée au grand public, en dit long sur l’artiste: autonomie, volonté de puissance, excentricité, mystère et indocilité. De manière provocatrice, Valentina Carnelutti ouvre en Afrique sa carrière de director, en 2011 : elle colle au mur les bonnes intentions de trop nombreuses ONG qui, téléguidées par l’Occident rapace, continuent à sous-développer le plus beau et riche des continents (Melka Zena – Good News),

Hors cadre, hors usage, cruels (au sens de ramener chaque maquillage expressif à sa propre « crudité ») : tels sont les objets qu’elle affectionne sur scène, Majakowskij et Duras, Sellars et Giuseppe Bertolucci, Alda Merini et Natalia Ginsburg. C’est elle qui signe (dans l’écriture aussi) l’interrogatoire d’un citoyen serbe qui raconte la guerre à l’origine de la fragmentation de l’ex-Yougoslavie, dirigée par le metteur en scène/acteur Damir Todorovic, complice une machine de la vérité, in As It Is, sur les planches du festival de Bellouard et à Santarcangelo (2012). C’est à elle que l’on doit, aussi, le monologue scénique Nient’altro da aggiungere (2015) qui nous introduit dans la plus complexe des guerres actuelles, le conflit syrien, du point de vue d’une femme réfugiée.

Arythmiques, toujours extrêmes (engagement politico-social total d’une part, divertissement total de l’autre), les complicités de set: Gianni Zanasi et Giovanni Veronesi, Citto Maselli et Wilma Labate, Lucio Pellegrini et Giovanni Maderna, Angelo Orlando et Antonello Grimaldi, Enrico Pau et Paolo Virzì (avec qui elle est sur le point d’achever La pazza gioia, après Tutta la vita davanti), Pippo Mezzapesa et Vittorio Sindoni, Stefano Savona et Alberto Negrin, Guido Chiesa et Marco Tullio Giordana... Inhabituels ses traversées émotionnelles aux quatre coins du globe (par exemple le vide mexicain entre 1997 et 1998, très eisensteinien), triangulaire (France, Espagne, Italie) sa résidence. Carmelo Bene dirait: « toujours prête à se jeter par la fenêtre » vues les déviations continuelles, détours et suspensions auxquels elle soumet sa carrière, de Bollywood (Il fachiro di Venezia, en 2008, pour la direction de Anand Surapur) à l’immersion totale, encore plus tôt, 1994, dans le très wellesien « Lee Strasberg Workshop ». En effet elle parle, pense et rit correctement en français, anglais, espagnol et aztèque Theo Angelopoulos, Steven Soderbergh, Roger Young (dans Barabba, petit écran, où elle est Mary, 2012) et Ridley Scott s’en aperçoivent. Mais elle travaille aussi avec des cinéastes explorateurs sans réseau comme les filmakers autonomes et indépendants. En 2008 c’est Giovanni Sinopoli qui lui demande d’interpréter l’oreille absolue d’une violoncelliste dans Hertz, un court sur l’hypersensibilité de l’ouïe. Autre nom indépendant, Antonio De Palo (L’ombra di Caino, 2014) la guide à travers les notes sur la non violence de Don Tonino Bello.

Valentina Carnelutti invente en 2003, avec Vittorio Moroni, des méthodes de distributions impertinentes quand un long métrage sans parrains comme Tu devi essere il lupo, devait etre imposé par la force sur le marché toxique. Elle alterne scène et grand écran, mieux encore si off, écriture journalistique et « privée », lectures et pièces radiophoniques (Primo Levi, Grazia Deledda, G.G Marquez et Joseph Conrad...), festival (qu’elle commence à remporter aussi comme metteur en scène, grâce au petit bal macabro-festif Recuiem, 2013) et enseignement, exhibitions comme chanteuse (Conduction n.185/1 The perfect spirit au festival de Santarcangelo en Romagne, 2009) et home movies top secrets encore inédits (le mystérieux duo intime, un travail en cours intitulé Re di noce). Le tout sans jamais se cantonner, toujours et seulement, dans la prison – auréole féconde, on le reconnaît - du petit écran.

Bad, bad girl. Car son regard embrase, sa voix séduit et son corps crée des géométries style Anna Pavlova... Car avec le musicien noir américain d’avant-garde Lawrence D. « Butch » Morris elle a été protagoniste d’une expérimentation pascolienne transartistique et radicale comme Coro dei poeti.
L’actrice-auteure Valentina Carnelutti est une « monade» spéciale, en exode perpétuel, hard rock, originale, experte, et indocile dans notre système actorial. Une italétrangèree vraie. Fille de l’acteur et cinéaste Francesco Carnelutti, née à Milan mais romaine, mère à l’aube. Signe : verseau. Après ses études très poussées du chant et de la danse, elle débute sur scène avec Pessoa, sous la houlette de son père. Suivent Tchekhov, La punaise et La Confession de Walter Manfré, Paese di mare de Natalia Ginzburg, avant de former un duo avec le micro : The Story of a Soldier de Peter Sellars (qu’elle présente au Romaeuropa Festival), La Maladie de la Mort (à partir de Marguerite Duras) et Good Body de Giuseppe Bertolucci, à partir de Eve Ensler (2007). Avec Fabrizio Arcuri elle est « le père » dans An Oak Tree (2008) et avec Angelo Orlando elle est Francesca dans Casamatta Vendesi (2009). Puis elle emporte en tournée son monologue écrit à partir des textes et de la vie de Alda Merini (Tutta la mia confusione, 2011).

Dès 1994, elle se perfectionne dans la «méthode Lee Strasberg» avec les wellesiennes Susan Batson, Geraldine Baron, Elizabeth Kemp et Marilyn Fried, dont elle est devenue assistante, alternant Rome et New York. Puis elle participe aux cours de « théâtre rituel » avec Richard Schechner, et de mime avec Lydia Biondi et Marcel Marceau. En 1997 et 1998 elle étudie la mise en scène et interprétation théâtrale avec Ludwik Margules au Centro Nacional para las Artes à Mexico. Depuis 2012 elle tient des séminaires et workshops d’interprétation dans de nombreuses écoles de cinéma et de théâtre.

Au cinéma, elle débute avec les courts Maria de Daphne Mc Curdy (1993) et Marta Singapore de Barbara Melega (1994). Après Gianni Zanasi, Nella Mischia, elle travaille avec Giovanni Veronesi, Il mio West (1998); Cecilia Calvi, Mi sei entrata nel cuore come un colpo di coltello (1999), Lucio Pellegrini, E allora Mambo! (1999), Ridley Scott, Hannibal (2001). Elle est dans L’amore imperfetto de Giovanni D. Maderna (2001), La meglio gioventù de Marco T. Giordana (2002), qui remporte à Cannes la section Un Certain Regard, elle participe également à Ocean’s Twelve de Steven Soderbergh (2004) avant d’interpréter « Valentina » dans Tu devi essere il lupo de Vittorio Moroni (2005). Elle est dans un épisode de Manuale d’amore II de Giovanni Veronesi (2006) et interprète la protagoniste, dans le rôle d’une assistante sociale (ex détenue) dans Jimmy della Collina de Enrico Pau (prix Cicae à Locarno et Ovidio d’argent à Sulmonacinema) et d’une « plaisanterie érotique », Sfiorarsi, dirigé par Angelo Orlando avec qui elle signe le scénario. Suivent Caos Calmo de Antonello Grimaldi (2007) où elle est la mère; Vogliamo anche le rose de Alina Marazzi (2007) – elle est une des trois « voix féministes protagonistes » (2008), Tutta la vita davanti de Paolo Virzì, où elle est l’opératrice névrosée du call center; Un gioco da ragazze de Matteo Rovere. Elle est la leader radicale d’un centre social dans Le Ombre Rosse (2009), di Citto Maselli; la prof d’italien de Mar piccolo de Alessandro De Robilant (2009). Avec Wilma Labate, elle est protagoniste de Bugie (2009). Elle est la mère dans Il paese delle spose infelici de Pippo Mezzapesa (2011). De 2013, The stuff of Dreams de Stefano Savona, tourné en Inde au Kumb’ Melah et en cours de montage, plus récent Arianna de Carlo Lavagna (Venezia 2015) et La pazza gioia de Paolo Virzì, bientôt dans les salles.

Sur le petit écran depuis 1999, après La Squadra, Una donna per amico et Il maresciallo Rocca (2003) de Giorgio Capitani, elle s’engage auprès de Guido Chiesa dans l’autre série Quo Vadis baby et dans Delitti imperfetti. Toujours avec Vittorio Sindoni, elle est dans le télé-movie Madre come te, auquel succèdent Revelations de la Nbc, Aldo Moro il presidente de Gianluca Tavarelli, Coco Chanel, où elle est Sister Thérèse, l’un et l’autre de 2007. Elle est Laura D’Oriano dans Il caso Laura D’Oriano de Andrea Bettinetti (2010), la Tante dans Dove è mia figlia de Monica Vullo (2011) et Ada Rossi, la protagoniste de Un mondo Nuovo de Aberto Negrin (2014).

Pour Radio Rai, depuis 1998, elle a collectionné d’inoubliables romans (Se questo è un uomo, La tregua, Canne al vento, Cento anni di solitudine, L’agente segreto...) et les shows radiophoniques Maigret de Tommaso Sherman; 102 minuti a Ground Zero, Aldo Moro, Un naso in salita di Massimo Guglielmi; Futebol 1 et 2 de Guido Piccoli... Comme doubleuse après Le silence de Lorna des frères Dardenne, The wind that shakes the barley de Ken Loach, Cantando dietro ai paraventi de Ermanno Olmi, Mi vida sin mi de Isabel Coixet, elle a été la voix italienne de Charlotte Gainsbourg dans Antichrist (Lars Von Trier).

Comme cinéaste, elle a signé la mise en scène et le scénario du documentaire Melkam Zena – Good News (2011), du court Recuiem (2013) et du vidéoclip Le conseguenze dell’ingeniutà de Francesco Tricarico (2013). Elle a écrit, à quatre mains avec Angelo Orlando, le scénario de Sfiorarsi, dont elle est aussi protagoniste, et de Casa libera tutti avec Andrea Caccia.

Elle a reçu des prix internationaux pour Sfiorarsi, Jimmy della collina, Tutta la vita davanti, Tu devi essere il Lupo et ces deux dernières années pour Recuiem qu’elle a mis en scène et produit (Recuiem a remporté le Torino Film Festival et a été finaliste aux Nastri d’argento). Le festival de Bari de 2009 l’a nominée « meilleure actrice italienne émergente » et l’accueillera de nouveau cette année avec le film L’ombra di Caino.

Roberto Silvestri

Il Manifesto, 22.07.2015